
Retour de concert par Laurie Moor
J’aime ce moment suspendu, quand les musiciens sont entrés sur scène. Que leurs regards se cherchent et que leurs corps écoutent l’instant. Ce suspense créateur du moment qui aura le chic de m’entraîner, ou pas, dans l’univers d’un groupe.
Quand Tigran Hamasyan se met à jouer, dos au public, sur son piano à queue Fazioli, certains sont inquiets d’un son trop vif dans la petite salle du Théâtre municipal. L’effervescence est palpable. Toutefois au lieu de casser le suspense des premiers moments suspendus, le trio va le prolonger, entonnant une mélodie fluette, rapide et légère.
Le prolonger encore, de sa voix si douce, ensorcelante. Doucement puis plus furieusement, le jazz band envoie du lourd dans les lumières dorées et intemporelles du théâtre.
Les tympans jouissent, les têtes bougent au son du piano, de la basse à six cordes, de la batterie. La caisse claire intensifie tout son de sa membrane vibratoire. Tantôt, Tigran nous offre un jazz sensible, tantôt un hard rock instrumental bien senti, dans lequel les pulsations vives battent comme un cœur – atteint d’une sérieuse tachycardie.
Parfois, cette dualité laisse place à une chevauchée chaude et sautillante. Je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est peut- être l’exacte bande son de l’Arménie, actuellement…
Les musiciens dansent, souples, font corps avec leur instrument. Equilibristes à contretemps, jamais en retard sur leur tempo. Les instruments ne restent pas assignés à des rôles prédéfinis mais jouent un jeu de masques et bergamasques. Le piano s’est souvent glissé dans un rôle rythmique ou mélodique, tantôt batterie tantôt guitare.
La musique a le pouvoir extraordinaire de créer des instants de suspense sans narrativité. Le moment du début est resté suspendu dans un vide abyssal et léger, à l’instar de l’existence.