
En préambule, j’aimerais rappeler aux lecteurs de Coze que j’ai répondu à cette interview par écrit, ce qui façonne la formulation de mes réponses. J’espère que celles-ci ne paraîtront cependant pas trop pompeuses. D’autre part, j’ai essayé de répondre strictement aux questions puisque j’ai accepté la démarche de Coze, qui consistait à nous rencontrer d’abord avant d’y répondre ; cela ne veut cependant pas dire que je considère que mon avis sur tous ces points me semble si important que cela. Je demande donc aux lecteurs de considérer cette interview comme une conversation de bistrot qui se déroulerait à une table à côté de la leur et qu’ils entendraient par accident.
Plus qu’un parcours, j’ai tendance à penser qu’il s’agit d’une trajectoire. Elle n’a rien de plus extraordinaire qu’une autre et, comme c’est souvent le cas, elle est constituée d’une somme de rencontres, dont celles déterminantes avec Nathalie Fritz, Patrick Schneider et Christian Wallior qui ont données lieu à la création d’Artefact. Suite à un appel à projets de la Ville qui avait construit ce lieu, nous avons ouvert La Laiterie en octobre 1994 après avoir proposé des concerts dans de multiples salles de Strasbourg (et d’autres villes) et occasions.
Tous les 3-4 ans, une ville différente est The place to be. Un coup Berlin, un coup Reyjkavik, un coup Barcelone .. Mais, depuis les Swinging Sixties, Londres est la ville qui ne s’arrête jamais. L’actualité se déplace dans la ville par période, la pop culture fait désormais partie de la nature même de Londres plus que n’importe où ailleurs. Chaque fait est nourri des précédents et des suivants. Et puis, il est vrai que j’apprécie la manière dont les Anglais se sont construit une manière tout à fait typique et très dynamique de faire les choses. Cela ne veut pas dire que je rêve de vivre à Londres ou que je cite l’Angleterre comme modèle absolu. Mais en matière de pop, il y a quelque chose là-bas de totalement excitant et perpétuellement dynamique. Il est d’ailleurs intéressant de constater que cela n’est pas vrai dans tous les domaines et que nous avons bien entendu nos propres dynamiques singulières en France.
Il est vrai que de nombreuses aventures remarquables se développent ainsi depuis plusieurs années mais elles sont, je crois, essentiellement le résultat du désir, de l’opiniâtreté et de la débrouillardise de ceux qui les vivent. Elles constituent donc autant de cas individuels. La position d’Artefact – peut-être plus besogneuse et méthodique et moins glamour que de grandes déclarations à l’emporte-pièce – est qu’il faut construire ici un terrain propice à ce que les talents qui le désirent puissent s’émanciper de leur propre trajectoire s’ils ont pour objectif de se faire valoir dans les circuits nationaux et internationaux, professionnels et culturels. Pour cela, il faut faire des choix qui permettent à une filière professionnelle et structurée d’exister ; de nombreux éléments se mettent d’ailleurs en place au fur et à mesure, permettant de donner une cohérence à cette filière. Cela n’a rien de contradictoire avec le foisonnement des « pratiques amateurs » – encore faudrait-il savoir d’ailleurs quel artiste ou acteur s’inscrit dans quel champ – au contraire, ce foisonnement-là doit être pris en compte également.
En synthétisant les diverses définitions du terme, un Artefact est une structure ou phénomène d’origine artificielle (fait de l’homme) qui altère un phénomène naturel ou un système.
Reste donc à savoir ce que nous entendons comme naturel et quels sont les systèmes dans lesquels nous considérons que notre structure évolue. Artefact est constitué par deux associations : Artefact PRL (qui gère, programme et développe la Laiterie) et Quatre 4.0 qui porte le Festival des Artefacts et l’Ososphère.
« Nous avons eu la folie de considérer le rock’n’roll comme un art » disait Père Ubu, « l’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » signait donc Robert Filliou. Je n’ai pas trouvé plus juste pour dire ce qui met en mouvement l’Ososphère. L’Ososphère est un objet pop, un objet de ville, un objet du présent et de l’avenir, un objet de mémoire, un objet sensoriel, un objet de réflexion, un objet numérique, électrique et analogique, un objet de chair et d’esprit, un objet à s’approprier et à partager, un objet de pointe et un objet de profondeur, un objet de Strasbourg et un objet d’ailleurs, un objet à construire et un objet à investir .. Toutes choses (et tant d’autres) qui nous appartiennent à tous. L’Ososphère repose depuis sa création sur une logique qui intègre les différentes composantes qui permettent d’habiter l’époque (notamment à travers le rapport au fait numérique) et le territoire. La question de la manière dont les arts intégraient le numérique (quitte à le questionner) est présente depuis la création de l’Ososphère en 1998 à travers notamment la musique bien sûr (impactée de manière majeure par le mouvement techno et ses résurgences), la video et également ce qui se jouait sur internet, où un foisonnement inédit se développait. Très vite ensuite sont arrivées de premières installations artistiques intégrant une dimension numérique qui se déployaient sur le site de la manifestation avant de constituer une exposition. Voilà les points de départ d’une aventure qui a menée à ce que Strasbourg se positionne encore une fois en pionnière qui persiste. L’Ososphère est considérée comme un événement important au plan international dans le domaine de ce qui est devenu entretemps « les arts numériques ». Ce qui est excitant, c’est que la forme de l’Ososphère est reconnue internationalement, à la fois pour sa singularité et parce qu’elle a préfigurée dès les années 90 des actions qui se sont développées sur ses champs.
C’est un avenir de la ville qui s’y joue .. et l’avenir de l’Ososphère accompagne l’avenir de la ville – sans oublier que Strasbourg est une terre où le nouveau n’oblitère pas l’ancien. L’Ososphère est donc venue, je crois, révéler ce bout de la ville en décembre dernier comme un lieu de Strasbourg et non « à côté » ou « à part ».
Nous savons que dans les années à venir, c’est tout le mouvement de la ville vers l’Est, le Rhin, Le Port, l’Allemagne qui est en jeu et l’Ososphère pourrait être un élément singulier de cette époque qui s’ouvre. D’autre part, c’est un territoire magnifique, incarnant la figure du Port (car, qu’on se le dise, Strasbourg est une ville portuaire), nous raccordant directement à des ailleurs proches (les villes du Rhin avec lesquelles mettre Strasbourg en réseau) et plus lointains au Nord (la mer, le monde) et à l’Est (le monde encore). Un territoire où bat d’impressionnante manière l’un des cœurs de l’activité de la ville, un territoire nourri d’histoires et qui reste à inventer. Et le site de La Coop lui-même, dont je crois que Strasbourg est définitivement tombé amoureuse, est le cœur de grandes richesses, qu’elles soient historiques, symboliques, humaines ou architecturales. Oui, à partir de ce que l’Ososphère a impulsé lors de l’édition de cette année, nous imaginons développer son projet et son propos à cet endroit là. Quant au reste, à se projeter ainsi sur le futur j’ai l’impression que l’on parle un peu trop d’un potentiel prochain album alors que l’on est en train d’enregistrer son prédécesseur. Ce que je veux dire, c’est que notre présent et futur proche constituent une urgence qui ne nous empêche pas de penser à cet avenir mais nous rappelle sans cesse à la réalité et à l’excitation du quotidien.
Artefact est dans une position complexe – les positions intéressantes sont souvent complexes – qui est celle de ne pas être une institution (ni en terme de statut, de structure, de fonctionnement et de projet, ni en termes de moyens) mais d’en avoir un peu le poids en termes d’action. Je me dis que c’est un peu un équivalent de ces grands labels anglais que l’on dit « indé » même s’ils occupent une surface importante.
Je n’ai pas de grands efforts à fournir. Les disques, les chansons ou les concerts s’imposent à moi.
Je me contrains simplement à un devoir de schizophrénie et fais la distinction entre le registre de la passion et de l’émotion et l’action professionnelle. Il n’y a pas d’opposition entre les uns et les autres mais une articulation à trouver pour éviter toute confusion des genres – à charge de chaque acteur de ce domaine de trouver la recette pour cela. Le coup du morceau avant les réunions m’est venu parce que je trouvais que c’était important parfois d’écouter de la musique quand on doit parler des conditions structurelles pour la faire exister. C’est un petit gimmick léger pour une chose importante. Je t’ai fait écouter East India Youth lorsque nous nous sommes vus la dernière fois parce que, ce qui est quand même fondamental dans toute cette histoire, c’est qu’une chanson bouleverse quelqu’un. C’est qu’à un instant T ce magnifique et miraculeux petit objet pop que constitue une chanson déboule dans ton quotidien et qu’il y prenne place au mépris de toutes les gravités, nécessités ou organisations.
Tout d’abord, Punk est un terme que j’utilise avec d’infinies précautions. Ceux qui savent comprennent. Sur le badge que je porte actuellement se trouve un point-virgule. Et tout en appliquant à la lettre la phrase qui introduit ma réponse à cette question, j’affirme que je crois que, effectivement, le point-virgule est punk.
Le punk ne se résume pas à la musique, ni même à l’art. C’est un repère fondamental dans ma vie.
D’abord, parce qu’il m’a électrisé et mis en marche. Il m’a mis face à moi-même ; il m’a sommé de faire le choix d’être acteur et de l’assumer. A ce titre, je trouve que contrairement aux idées reçues, on peut constater que le punk a permis de nombreux très beaux parcours de vie et parcours artistiques et que nombre de ceux qui y ont trouvé, il y a une trentaine d’années, une occasion pour se jeter dans la vie en auront fait quelque chose de remarquable, ou au moins de singulier. Et puis, le punk m’a autorisé à me saisir de ce qui nous appartient pourtant à tous.
La culture n’est pas la propriété de quelques-uns, suffisamment affranchis et érudits pour avoir le droit de poser les yeux sur ses atours.
Nous n’avons peut-être pas besoin du punk pour prendre cette liberté mais il se trouve que, à travers lui, un certain nombre de gestes déterminants ont été faits et m’ont offert cette possibilité tout en m’inspirant. Ne comptons pas sur une quelconque académie – et moins que toutes celle de la bière – pour nous dire ce qu’est le punk. Comme tous les objets pop (car c’en est un au sens où j’entends pop), il a la force et la beauté de ce que nous mettons dedans. D’autres ont trouvé ailleurs une source d’inspiration équivalente et ce n’est pas forcément dans le champ artistique que cela se joue. L’important, c’est donc que l’on soit capable de renouveler les sources d’inspirations et de les rendre disponibles.
On est dans la cuisine là et je ne suis pas certain que ce soit lisible pour tout un chacun ; en tous cas, j’espère que cela disparaît au moment où le concert débute .. ce que l’on peut dire c’est que les salles équivalentes à La Laiterie actuellement en France ont des jauges de 1500 places. Notre lieu, avec tout l’amour que nous lui portons, est donc non seulement ancien mais il est obsolète. Quand un concert affiche complet à La Laiterie, ce sont des centaines de spectateurs qui sont restés à la porte, ce qui n’est réjouissant pour personne. Pour les spectateurs refoulés tout d’abord, qui passent à côté d’un concert parce qu’ils ont été un peu lents à la détente pour louer leur place, pour les artistes qui loupent le rendez-vous avec une bonne partie du public strasbourgeois Et pour Artefact, qui a de plus en plus de difficultés à maintenir à flots son très fragile équilibre économique. Cette situation nous prive en effet d’artistes que nous ne pouvons pas accueillir dans ce format et met en péril chaque année un peu plus notre activité entière.
Artefact a l’habitude de ne pas distribuer ses préférences et de même, à titre individuel, je trouve que ce n’est pas la meilleure chose à faire que de donner mon appréciation personnelle. Cela dit, je sors à l’instant même du concert de Bang Bang Cock Cock, donc je pourrais vous dire que c’est ce qui m’a électrisé le plus récemment parmi les artistes de la région.
Je ne sais pas s’il y a vraiment eu des mutations. Le TGV n’est pas passé par le quartier gare, il s’est rendu directement au centre-ville. La Rue du Hohwald se ressemble toujours autant. D’un autre côté, elle bouge sans cesse, à un tempo dix fois plus rapide que celui de ses voisines du centre-ville. Mais le mouvement n’engendre pas forcément la mutation. C’est un quartier complexe et il est certain que tout le monde n’y vit pas bien ; c’est aussi un quartier avec des dynamiques et des richesses humaines très particulières. C’est un beau bout de Strasbourg, qui, lorsqu’on l’observe de près, révèle bien des choses de l’histoire de la ville et de ses tempéraments.
Je pense que la question de notre rapport au temps constitue un enjeu majeur. Non seulement pour les individus que nous sommes, mais pour les projets que nous menons. Je crois beaucoup à la persistance, et donc à la durée. Il est tellement dommage qu’on réduise un projet à sa phase d’éclosion – souvent excitante, événementielle et médiatique parce que nouvelle. Il me semble que, si on parvient à lui donner les moyens de durer, le projet prend alors d’autres ampleurs, révèle qu’il contenait de nouveaux projets accessibles uniquement par évolution, se remet en question et parfois même se réinvente sans rien perdre de son expérience. Le rock est actuellement un endroit fascinant à observer à ce propos : il a cultivé une image de la fulgurance et de l’immédiateté jusqu’à en faire un cliché (hope I die before I get hold) et désormais il est le lieu de nombreux projets au long cours menés par des artistes ou des groupes qui, partis sur cette base de fulgurance sans se projeter dans le lendemain ont vécu trente ou quarante ans de parcours artistique. Parfois, ils sont ennuyeux à mourir et ne proposent qu’une désespérante réplique de leur genèse, parfois ils ont acquis une dimension supplémentaire et en sont excitants d’une autre manière. Je n’oppose pas la fulgurance et la persistance, je pense que ce sont des notions qui peuvent s’articuler l’une à l’autre de bien excitante et inspirante manière. Cela ne veut cependant pas dire que tous les projets doivent systématiquement être éternels, ni même s’envisager au long cours ; parfois click-clack kodack et c’est parfait .. Et puis il y a la tentation du tabula rasa .. Mais elle mène aussi au déprimant « tout nouveau tout beau » .. Ma foi, ce n’est pas simple cette histoire ! Cette question m’amène aussi à aborder le fait qu’il y a également un enjeu à ne pas être uniquement dans la réaction et l’immédiateté mais à pouvoir créer un rythme dans les projets qui permettent d’anticiper, de voir plus loin que le bout de son doodle. C’est un temps qui permet de rencontrer d’autres projets, de se connaître, de s’imaginer ensemble, non pas juste pour répondre à une opportunité mais pour inventer quelque chose de profondément immatériel pour le coup, mais qui me semble être une valeur déterminante : Du sens commun. C’est bien sûr excitant qu’une inspiration se transforme en action de manière presque immédiate mais c’est aussi magnifique que quelque chose se construise suffisamment solidement pour traverser les événements et les nourrir. Un projet qui dure et s’inscrit dans le temps peut être partagé d’une toute autre manière.
Je vais d’abord rappeler que c’est une fois de plus de notre propre initiative que les choses se sont faîtes. Depuis l’ouverture de La Laiterie (dans des conditions assez extrêmes puisque nous n’avions au départ pas un centime d’argent public et qu’il a fallu 5 ans pour que le financement prenne une petite stabilité – même si non suffisante), nous avons imaginé des formules pour apporter un soutien aux artistes et acteurs d’ici. Je ne vais pas en faire le détail mais ça allait de « sessions » permettant la rencontre avec nos réseaux d’acteurs professionnels jusqu’à l’écriture d’une solide base de réflexion – après état des lieux – pour une politique publique territoriale sur ce qui était devenu entre temps « les musiques actuelles ». Pour faire le pont entre le temps institutionnel et celui des artistes et des acteurs, Artefact a inventé en 2003 ce dispositif qui tient de la ressource, de l’accompagnement, du conseil, de la mise en réseau, de la mise à disposition de moyens etc. Je trouve que si l’on regarde l’évolution des scènes d’ici dans cette période, on peut être assez impressionné par le nombre d’acteurs qui ont éclot, la maturité dans les projets, la capacité des artistes à pouvoir être visibles ailleurs etc. Cependant, je me garderai de dire que cette évolution est due à notre seule action même si je constate avec un plaisir non dissimulé que nombre de ces acteurs, artistes et autres observateurs n’hésitent pas à dire le rôle qu’Artefact a joué – ce qui ne peut que nous encourager à poursuivre, développer, adapter ce travail.
Un clou chasse l’autre, c’est cela ? Oui, si l’on considère l’histoire de la société industrielle. Mais qu’importe ! Les actes et les objets résistent à tout à partir du moment où, transcendés, ils incarnent notre rapport au monde. L’Histoire pour cela est un temps confortable puisqu’elle permet de considérer le scénario d’une époque en en connaissant ses résultantes. Mais nous sommes confrontés à l’enjeu angoissant et parfois douloureux de maintenir le cap en situation, durant le temps de l’actualité. A nous de faire en sorte que ces flux et paquets de données restent bien l’objet de nos attentions. Considérons les comme les véhicules de l’émotion et du sens et nous voilà face à nous-mêmes, responsabilisés, alors que nous sommes aujourd’hui dotés d’une magnifique batterie d’outils domestiques de production et à la tête de nos propres plateformes de diffusion maillées à un réseau de correspondants attentifs .. Tous les lecteurs ont sans doute fait l’expérience : Une fois gravé sur disque dans le cadre d’une compilation à la pochette soignée, une chanson acquise en MP3 n’est plus dématérialisée mais élément d’une micro-édition.
Une autre expérience : réagissez en direct à un post sur un réseau social, ne postez pas votre réponse, attendez deux jours puis revenez-y, modifiez et enfin publiez. Votre réponse a-t-elle moins de valeur ? La dernière expérience consiste à écouter un disque important pour vous, en format MP3, streaming, Flac ou pointpoint, en lisant ces lignes. Vous verrez que, toutes matérielles qu’elles soient et couchées avec amour sur le papier, ces dernières céderont d’elles-mêmes le pas à la musique qui prendra le dessus. Donc oui, je trouve mon compte puisque cette dématérialisation a amené de nombreuses richesses auxquelles je n’aurais pas eu accès autrement (ce serait donc bouder ma jubilation de bien malhonnête manière) et que pour l’instant il existe toujours plus d’objets matériels à écouter, lire et regarder que ce que je ne pourrai en acquérir et en vivre. Cependant, il est certain que cette prolifération de contenus nous oblige à nous constituer une discipline qui aurait été évidemment inutile en cas de pénurie. Nous n’allons donc tout de même pas nous plaindre de cette abondance et de l’obligation qui nous est renvoyée de prendre nos responsabilités d’auditeur, de lecteur ou de spectateur.
L’interview est un exercice qui me passionne, notamment parce qu’il donne une forme à la conversation. Cette forme complètement artificielle (deux individus qui ne se connaissent pas se donnent rendez-vous à une heure précise pour parler de choses parfois fondamentales, voire intimes pour l’un d’entre eux en vue d’une publication formatée par le second ..) permet parfois que des choses se formulent et soient inspirantes pour celui qui les lit ou les entend. J’aime beaucoup être intervieweur pour cela, pour créer cette conversation à trois protagoniste dont l’un (le lecteur, l’auditeur) est silencieux mais est l’objet de toutes les attentions des deux autres. Il est vrai que cela m’a également donné une légitimité et un cadre pour discuter avec des gens importants pour moi ou qui me passionnaient. J’ai fait de très belles rencontres par ce biais et il y a même des amitiés qui sont nées ainsi. Dans le cas de Dutronc, c’est dommage, car il a réduit l’exercice à une pantomime : Lassé d’être piégé par les journalistes dans les médias, il avait décidé de les amener sur son terrain en les faisant venir sur scène. Soit. Pour dépanner quelqu’un, j’ai accepté d’être l’intervieweur pour la date strasbourgeoise. Il a donc fait joujou avec moi afin que ce numéro de son spectacle fonctionne, m’a jeté en pâture au public censé incarner la vindicte populaire, etc .. Bref, il a fait son Dutronc. Ce que je sais, c’est ce qu’il n’a pas pu s’empêcher de me glisser hors micro, et qui m’a prouvé que mes questions n’étaient pas si stupides. Comme quoi, cet exercice est vraiment fragile et passionnant.
Il manque sans aucun doute un dispositif plus complet qui permette que la ville soit à hauteur d’elle-même sur les émergences qui se jouent hors du domaine des pratiques savantes et qui concernent tous les champs artistiques. Non pas uniquement parce que c’est une demande à satisfaire mais parce que c’est une opportunité pour le mouvement de la ville, qui a tout pour jouer un rôle déterminant à cet endroit. En ce qui concerne Artefact, cela se pose à la fois sur la question du devenir des équipements de concert (notre dispositif actuel de salles est obsolète et demande à ce que l’on fasse le même effort d’adaptation, voire de réinvention à l’époque où d’autres villes ont pu le faire avec leurs outils) et des moyens d’accompagner la création et la production. Tant en musique (la plateforme actuelle peut être considérée comme une préfiguration) que dans le domaine des arts numériques exploré par l’Ososphère (qui, au-delà d’être un événement, constitue une plateforme de production reconnue en France alors même que nous n’en avons pas le dispositif).
Depuis 30 ans, Radio En Construction propose une aventure singulière à travers laquelle il s’agit, par la grâce du média radiophonique, d’habiter l’espace sonore du territoire dans lequel nous émettons.
Même si nous laissons à d’autres l’orgueilleuse tentation de l’achevé et du définitif, le nom de Radio En Construction ne traduit absolument pas un goût pour l’inachevé mais une promesse que nous faisons aux auditeurs et à nous-mêmes : Celle d’une construction permanente et qui passe à la fois par l’intangibilité de nos fondations et fondamentaux et par un questionnement permanent. La construction est une belle dynamique quand on a pour projet de persister. On l’aura compris, à travers un nom choisi en toute conscience, Radio En Construction ne promet rien d’autre que les beautés d’une construction permanente considérée dans des perspectives esthétiques et porteuses de sens.
Interrogeant ce qui s’y passe, mais surtout ce qui s’y joue, se préoccupant de la manière dont Strasbourg est traversée par l’époque et par ceux qui la visitent, connectée à des réseaux institués ou d’amitiés, Radio En Construction procède par une politique d’édition radiophonique fortement ancrée dans la création sonore, mettant notamment en jeu la parole individuelle recueillie au travers d’interviews, de rencontres et de débats.
Conscient du contexte médiatique et de ses évolutions, tant en termes de dispositifs (Internet, radio numérique ..) que d’usages et comportements, Radio En Construction se place en complément- voire en rupture- des autres médias qu’elle côtoie.
Considérant l’auditoire de la radio comme une communauté d’individus, les éditions radiophoniques de Radio En Construction entendent s’adresser à l’auditeur dans un rapport singulier à celui-ci, respectueux de son libre-arbitre et soucieux de s’inscrire dans cette logique de dialogue toute particulière au genre radiophonique. Un objectif de la programmation est d’inscrire le rapport de la radio à l’auditeur dans un dialogue subjectif ; la véritable interactivité se joue là, dans le fait que l’on ait conscience que tout ce que l’on programme s’adresse à quelqu’un de l’autre côté du poste, que l’on aiguillonne donc, par l’oreille, ses émotions afin de le faire interagir avec le programme que nous lui proposons. A nous de lui faire comprendre que nous sommes dans ce rapport-là et que ce programme musical n’est pas une simple suite de morceaux mais suggère quelque chose. Le rapport affectif au programme et à la radio est augmenté par cette sensation que peut avoir l’auditeur qu’il est au centre de ce qui se joue à l’antenne.
Radio En Construction considère les auditeurs comme autant d’individus – et donc autant de profils singuliers articulés avec la radio dans un rapport individuel, voire intime, même s’il passe par une dimension collective. C’est toute la magie du genre radiophonique justement que d’inventer des formes qui jouent avec toutes les surfaces du rapport entre l’auditeur et le programme, y compris celles qui paraissent antinomiques ou paradoxales. L’auditeur n’est pas simplement un écran sonore, il est également lui-même un élément constitutif du programme.
Radio En Construction cherche à formuler une proposition qui intègre ces réflexions plutôt que de se poser la question de la fidélisation de l’auditeur ou de la mise en place d’un « format » qui serait la nécessaire articulation d’incontestables prérequis radiophoniques. Finalement, chaque individu se connectant à Radio En Construction en devient auditeur s’il le décide, dans le cadre d’une relation singulière que la radio ne désire pas définir seule pour un auditoire.
Lorsque l’on lit avec attention ces documents et que l’on possède les clefs pour les décrypter, on peut en tirer d’étonnantes conclusions. Ce que je veux dire par là, c’est que le sujet abordé par ces affiches ne peut être discuté véritablement qu’en ayant une approche un peu méthodique – ce qui amènerait sans doute à voir les choses sous un autre jour.
Strasbourg fait sens, à chacun de s’en saisir.
Notre ville est inspirante par son exigence de sens, par le rôle qui lui a échu dans un écho qui entremêle tous ses passés, par sa personnalité et sa nature, par sa rumeur et ses non-dits.
Aussi vrai qu’elle est posée sur l’eau, elle est posée sur la question du sens : La culture et la manière de dire le monde sont donc des éléments climatiques de Strasbourg. Plus que jamais, qu’elle investisse les champs émergents de la culture sans délaisser son rapport à la continuité patrimoniale me semble un des enjeux fondamentaux pour Strasbourg. Il s’agira pour elle de considérer ainsi son futur non pas comme un éternel présent à préserver coûte que coûte, mais comme l’une de ces audaces dont elle est coutumière et qui lui confèrent cette personnalité hors du commun, investie par ses habitants comme par ses visiteurs. Je crois que l’enjeu n’est définitivement pas pour Strasbourg d’être une place forte d’une ligne Maginot de la Culture. Mais au contraire – pour paraphraser quelque Troubadour fabuleux – d’être un élément fondamental d’une ligne Imagino, à partir de laquelle les questions de sens et le rapport à la création investissent tous les défis que l’époque nous envoie, qu’ils soient économiques, politiques, sociétaux et sociaux, urbains etc. Qui suis-je pour faire ce laïus ? Personne d’autre que le lecteur, qui pourrait tout à fait le faire lui-même.
Je n’aime pas trop cette notion car le mot de la fin suggère la fin des mots.
Infos :
www.artefact.org
Photos : Thomas Danesi
Interview : Mourad Mabrouki